Villes détruites par des éruptions volcaniques, des tsunamis ou des inondations, guerres, accidents, attentats, épidémies…l’histoire est remplie d’évènements que personne n’avait envisagé et qui se sont produits malgré tout.
Pour chacun de ces évènements, il existait quelqu’un qui avait alerté sur le risque.
Alors pourquoi personne n’a entendu et ne s’est préparé ?
Simplement parce que pour éviter la paralysie devant le danger, il existe un mécanisme chez l’être humain qui fait intuitivement le produit de la gravité du risque, de son horizon et de sa probabilité.
Au-dessous d’un certain seuil, le risque est purement et simplement ignoré.
Prenons simplement l’exemple des fumeurs, ils connaissent tous la gravité du risque de fumer, ils savent même que la probabilité de maladie grave est élevée, mais l’horizon est jugé comme lointain, alors ils poursuivent leur activité.
Un autre exemple est l’usage de la ceinture de sécurité, son adoption a pris des décennies, parce que la probabilité d’accident était jugée comme faible et l’horizon éloigné. Pour réussir à en instaurer l’usage il a fallu raccourcir l’horizon par une amende immédiate en cas d’infraction
Dans une organisation, ce phénomène est encore aggravé par le consensus du groupe. Pourtant, là aussi il existe souvent un autre regard qui mériterait d’être entendu, alors que la majorité préfère souvent le confort du consensus à la prise en compte d’une hypothèse peu probable ou lointaine.
L’exemple de l’évolution technologique démontre que ceux qui ont accepté de regarder très tôt des technologies jugées peu probables ou lointaines en sont souvent sorti plus forts (voir les écrans cathodiques, les lampes à filament, les disques durs…). Et ceux qui ont occulté ce débat ont souvent disparu.
Il est de la responsabilité de toute organisation qui se veut durable de se donner les moyens d’entendre, d’identifier les signes précurseurs d’évènement peu probables ou lointains qui pourraient avoir des conséquences pour elles s’ils se produisaient.
Les très grandes organisations ont souvent des services dédiés dont c’est la mission.
Mais, les organisations plus petites voire chaque manager dans son périmètre bénéficieraient eux aussi d’une vision alternative.
Pour eux, il existe une approche que l’on appelle « le dixième homme » (qui peut d’ailleurs tout aussi bien être la dixième femme).
Sa mise en œuvre est assez simple sur le principe, Elle suppose que, lorsqu’il existe un consensus massif (par exemple, quand 10 personnes sur 10 semblent d’accord sur un sujet).
Cette situation signifie le plus souvent l’absence de débat et son corollaire, l’absence de regard critique ou pour le moins, la négligence de certaines informations ou évènements jugés improbables car ils ne confirmeraient pas le consensus.
Dans ce cas, l’un des dix sera nommé le dixième homme. Sa mission est de s’opposer au consensus du groupe en nourrissant le débat, même artificiellement .
Ne nous trompons pas, il ne s’agit en aucun cas d’une opposition de principe ou de l’expression de convictions, Il s’agit, bel et bien de développer un questionnement et des arguments raisonnables, une sorte de plaidoirie.
A terme le dixième homme doit entrer en contradiction avec les 9 autres, même et surtout si au premier abord il partageait leur avis. Il doit, par le raisonnement et des éléments concrets tenter de prouver l’existence et le bien fondé d’autres options.
Le dixième homme va devoir approcher le sujet sous tous les angles et soulever les questions qu’à priori personne ne se posait. Il va devoir instaurer un débat. Et le débat va peu à peu déplacer l’enjeu du terrain des convictions et de la pensée unique vers le terrain de la connaissance et de la maitrise.
A l’issue du débat, chacun, y compris le dixième homme sera libre de se laisser convaincre par les arguments de l’autre, parce qu’ils auront été exposés, critiqués, démontrés et analysés sous tous les angles.
Cette méthode met le dixième homme dans une position délicate, il risque d’être perçu comme un opposant, Aussi, chacun doit rester conscient d’être l’acteur d’un exercice pour l’intérêt de tous et faire preuve d’ouverture d’esprit pour accepter un point de vue différent et répondre aussi factuellement que possibles aux questions qui se posent.
Dans mon expérience, le dixième homme a un visage. Je me souviens d’une discussion avec un personnage haut en couleurs que nous appelerons Franck. Dans son entreprise, un important groupe industriel, il était un point de passage obligé pour toutes les demandes d’investissement importantes. Dans ce processus complexe de validation, il avait conscience d’être un signataire redouté, il savait que chacun pensait de lui « son but est de détruire tous les projets qui arrivent jusqu’à lui. »
Dans les faits, il m’expliquait que ses multiples questions, ses redoutables remises en cause, ses critiques sur le moindre détail avaient le plus souvent pour résultat que les projets uniquement portés par l’enthousiasme s’effondraient d’eux-mêmes devant la réalité.
Je regardais ce personnage comme le dixième homme, et je savais la difficulté de sa position. Je percevais que derrière chaque critique, questions et remise en cause il y avait un entraineur qui préparait son poulain à la victoire, il rendait ceux qui tenaient à leur projet plus forts, plus robustes, il les rendait inattaquables.
Il me confiait qu’il n’avait jamais refusé aucun projet, mais que leurs auteurs préféraient les retirer d’eux-mêmes dès lors qu’ils réalisaient combien ils étaient aveuglés par leur propre enthousiasme et combien les critiques qu’ils recevaient étaient le plus souvent fondées.
Il avait conclu en expliquant qu’il était le plus ardent défenseur des auteurs des projets qui l’avaient convaincu et que leur aboutissement était alors pratiquement garanti.
Franck avait su se faire reconnaitre en tant que dixième homme, même s’il en ignorait le terme.
Certains penseront que ce débat prend du temps et qu’il existe d’autres priorités.
Regardons plutôt ce débat comme un investissement, un accroissement de la connaissance et de l’expertise. Un signe d’écoute et d’ouverture. Une richesse des échanges, Une marque de confiance et de respect. Autant de valeurs qui deviennent de plus en plus importantes lorsqu’il s’agit de retenir des talents ou d’en attirer de nouveaux.
Le manager holistique prend le temps d’entendre et de débattre ouvertement de tous les regards et de tous les points de vue dès lors qu’ils ne relèvent pas uniquement de convictions et d’idéologie mais nourrissent un débat riche et fructueux. Il sait que le dixième homme est son plus sûr allié.